Incertain monsieur Pajak

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Incertain monsieur Pajak


Frédéric Pajak, depuis longtemps déjà, accompagne notre mélancolie. Comme ce sentiment est aussi et surtout une manière de connaissance du monde, les lectures de Pajak, ses voyages, ses errances, sa façon bien particulière, pour se raconter, d’accueillir les souvenirs comme ils se présentent, dans le désordre d’une mémoire qui joue au coq à l’âne et à marabout de ficelle, ont aussi été les nôtres. Sinon, pourquoi retournerions-nous si souvent, dans notre bibliothèque, vers Le Chagrin d’amour où Pajak confond, la gorge serrée mais le trait sûr, son histoire personnelle avec celle d’Apollinaire ou encore vers L’Immense solitude et Turin dont les arcades austères, minérales et sombres ont été le décor terminal  à la folie de Nietzche et au suicide de Pavese, tous les deux orphelins inconsolables comme l’est lui-même notre homme qui a perdu son père à dix ans, en 1965.
C’est sur cet épisode que revient plus particulièrement Pajak dans le sixième volume de son Manifeste Incertain sous-titré « Blessures ». Le Manifeste incertain est le grand-œuvre de Pajak, entamé en 2012 et dont le troisième opus où se côtoient Walter Benjamin et Ezra Pound reçoit le Prix Médicis en 2014.  Dans « Blessures », si comme à son habitude, Pajak mêle le dessin en noir et blanc, surtout en noir d’ailleurs, au texte, il se fait plus directement intime. Nulle grande figure de la littérature ou de la philosophie ne va lui servir ici de prisme pour se raconter. Il affronte pour la première fois, à nu, le deuil irréparable qui a marqué toute son œuvre.
Tout commence en 1965, donc, dans un appartement du XIIème arrondissement. On pourrait croire, si les dessins ne pesaient pas déjà de leur ombre inquiète sur le texte, à une famille idéale de ces années-là, comme elles étaient montrées dans les publicités optimistes des magazines au temps des Trente Glorieuses. On va regarder Zorro à la télévision chez les voisins, le père porte des pantalons de velours, fume des maïs et a son atelier de peintre dans l’appartement aux meubles d’osier et aux chaises en forme de pétale. Il s’appelle Jacques. C’est lui qui a fabriqué la table de la salle à manger. La mère est blonde, souriante, d’une beauté empreinte d’une certaine froideur que démentent les robes à fleurs.
Et puis, soudain, à Pâques, la mère s’en va avec Frédéric, son frère et sa sœur pour Nyon, en Suisse où elle rejoint P., son amant. Frédéric ne comprend pas : on est à une époque où on ne parle pas de ces choses-là avec les enfants.  Peu de temps après, le père de Frédéric meurt dans un accident de la route entre Paris et Strasbourg, du côté de Vitry-le-François, à bord d’une DS 21. L’accident de la route est une mort à la mode, une tragédie cruelle, banale dans les années soixante.
Pajak raconte cette mort, la dessine, essaie d’en saisir les remous souterrains qui agissent encore sur sa vie cinquante ans plus tard : la cruauté plus ou moins consciente de P. qui mime l’accident sur une table de cuisine avec des boites d’allumettes, la révolte à l’école, une révolte tranquille puis celle dans un camp de vacances en Charentes en 1969 où il déclenche une véritable mutinerie. Pajak fait un détour par le berceau familial, Strasbourg, et raconte l’Alsace de sa grand-mère intégrée au Reich pendant la guerre. Il découvre, un peu par hasard, ce qui n’était pas un secret de famille mais n’avait jamais vraiment été évoqué, qu’il est juif par cette grand-mère et par sa mère : « Me voici donc une sorte de « Juif sur le tard ». Que dois-je ou que puis-je éprouver ? »
A travers le personnage de cette mère qui multiplie les amants, emmène ses trois enfants en Espagne et sur l’île du Levant dans un camp de nudistes où l’on croise dans le plus simple appareil Michel Simon et Georges Moustaki, Pajak adolescent laissé avec son frère et sa sœur seul en Suisse pendant que leur mère va faire 68 à Paris, retire le sentiment durable d’une certaine fragilité qui le poursuit en permanence. Elle le surprend au détour d’un voyage à Barcelone ou à Rome, lui serre la gorge avant qu’il ne retrouve, parfois, par éclats, la beauté fugitive du monde  : « Je me rappelle cet après-midi d’août 82 à Pékin. Il faisait si lourd. Le ciel s’était dressé en un large trait d’encre grise. Et puis la pluie avait dégringolé d’un coup, lâchant ses seaux sur la chaussée brûlante. Mêlée de vapeur, l’eau était montée à hauteur de cuisses. Mon ami Lu-Min et moi fûmes surpris au milieu de la place Tiananmen brusquement changée en un lac immense. Tout le monde criait, riait de joie, s’amusait à baigner debout dans l’épaisseur du déluge, douché à grande eau, une eau délicieusement tiède. »

Jérôme Leroy




Manifeste incertain, 6 : « Blessures » de Frédéric Pajak  (Les Editions Noir sur Blanc, 2017)



La solitude et la mélancolie n’empêchent pas Frédéric Pajak d’avoir eu une vie bien remplie et d’avoir multiplié les activités les plus diverses. Dans un volume où l’on retrouvera nombre de ses dessins mais aussi de ses peintures, Un certain monsieur Pajak, il accorde une série d’entretiens à Christophe Diard, le maître d’œuvre de l’entreprise. Pajak y parle de sa jeunesse et de ses engagements, « Je ne sais pas s’il faut supprimer l’Etat, mais il faut en finir avec l’Etat centralisé »,  « J’ai été très marqué par la pensée utopique de Gébé » et regrette que Mai 68 ait été confisqué par le gauchisme. Pajak raconte aussi ses fortunes diverses dans la presse, comme dessinateur mais aussi comme créateur de titres plus ou moins éphémères, par exemple L’Imbécile de Paris né après sa rupture avec L’Idiot International. Le livre est aussi traversé par les silhouettes et les témoignages de « la bande à Pajak » :  Philippe Garnier, Delfeil de Ton ou encore notre ami Roland Jaccard qui édita au PUF les  livres qui le firent enfin connaître du grand public.

Un certain Frédéric Pajak, entretiens avec Christophe Diard (Les Editions Noir sur Blanc)

(paru dans Causeur magazine novembre 2017)











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