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La petite française
Faux départ de Marion Messina, à travers deux ans de la vie d’une étudiante ordinaire, livre un des portraits les plus lucides et les plus cruels qui soit de la société française, sans jamais hausser le ton. Un premier roman beau comme une autopsie.
En 1966, sur le campus de l’Université de Strasbourg, paraissait une brochure intitulée De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. Elle émanait de la mouvance situationniste, eut bientôt une résonance nationale et provoqua un grand scandale qui ne fut pas pour rien dans le déclenchement de Mais 68.
On ignore si Marion Messina, titulaire d’un BTS agricole après être passée par quelques années de sciences politiques, et auteur de Faux Départ, un premier roman très probablement autobiographique, a lu ce texte.
En revanche, ce qui est certain, c’est que plus de cinquante ans après, il est difficile de ne pas y penser en suivant l’itinéraire d’Aurélie Lejeune, étudiante de 18 ans à Grenoble, en 2008, enfant d’une classe ouvrière périphérique, dont la common decency n’a d’égal que l’invisibilité médiatique : « Ils aspiraient à une certaine émancipation sociale pour Aurélie, mais ils ne pouvaient lui proposer autre chose que des formations de prolétaires améliorées, sans aucun débouché. »
Aurélie refuse ce déterminisme. Et Faux départ, roman précis, d’une rage froide qui ne brouille jamais la vision, est l’histoire de ce combat perdu d’avance. Quand les situs strasbourgeois croyaient encore possible la révolution, dans la France d’Aurélie exténuée par les trente piteuses, tout est verrouillé, et pour de bon. Surtout si l’on n’appartient à aucune tribu revendiquant une quelconque différence. Aurélie est banalement hétérosexuelle, blanche, croit encore possible de réussir grâce aux études. On a beau lui dire que l’ascenseur social est plutôt bloqué par les temps qui courent, elle s’obstine. C’est une petite Française courageuse qui pense qu’après quelques années d’études pas faciles, elle s’en tirera à peu près.
Aurélie décide de s’inscrire en fac, plutôt qu’en BTS : « Si elle était née dans une autre CSP, elle aurait poursuivi des études littéraires, mais elle avait choisi le droit pour rassurer ses vieux. » Aurélie est boursière, méritante, honnête. Elle a un peu de mal à comprendre pourquoi tout est aussi laid, hostile, médiocre autour d’elle. Cela va de la couleur des amphis aux viennoiseries industrielles qui lui servent le plus souvent de repas sur le campus avant qu’elle ne revienne en tram dormir chez ses parents. Elle est encore prisonnière d’une enfance qui, à défaut d’avoir été malheureuse, entre son père ouvrier et sa mère agent d’entretien dans une école, était somme toute assez morne. La lucidité d’Aurélie lui fait mal mais elle serre les dents : « On était bien dans la France d’en bas, dans la banlieue grise, mais celle qui ne s’en sort pas trop mal. ».
Tout est dans ce « pas trop mal. » Un « pas trop mal » qui est une manière d’accepter, à dose homéopathique, une époque qui n’a plus rien à offrir que des crédits à rembourser pour se payer le permis et des jobs mal payés comme le ménage dans une résidence universitaire privée. C’est là qu’elle rencontre Alejandro. C’est un étudiant colombien. Mais Aurélie Lejeune n’est pas Emma Bovary. Elle voit Alejandro comme il est : beau, cultivé, égoïste, aimant, lecteur de Cioran et de Cortázar, pétri de contradictions quand il parle de son pays qu’il critique sans cesse tout en faisant preuve d’un patriotisme jamais démenti.
Ce qui rend Aurélie amoureuse, en toute connaissance de cause, c’est qu’il vient d’un monde où l’histoire sait encore être violente tandis que « sa génération n’avait aucune guerre à laquelle s’opposer, aucune réelle difficulté, absolument aucune perspective. Il s’agissait d’un degré zéro de souffrance. Une face B de l’existence. » Et puis Alejandro et Aurélie font bien l’amour. C’est important à l’époque des sexualités occidentales calibrées par la pornographie sur Internet. Dans un monde où Alejandro et elle sont asphyxiés par la nullité de l’enseignement qu’ils reçoivent et les acronymes tatillons de l’administration du désastre (CV+LM , CAF, UFR, UE, APL), il n’y a plus qu’au lit que les choses se passent bien, ce qui ne va pas de soi pour Aurélie : elle n’a connu, avant Alejandro, qu’un seul garçon qui a tenté de la sodomiser dès la première fois et lui a demandé pourquoi elle ne s’épilait pas intégralement.
Quand Alejandro s’en va, ce qui était prévu, Aurélie ne sait pas si elle souffre vraiment. Elle décide malgré tout d’une rupture radicale avec Grenoble. Ce sera Paris. Elle y va en toute connaissance de cause, à peine surprise par la dureté de ce qu’il l’attend. Un boulot d’hôtesse d’accueil intérimaire. Elle côtoie d’autres surdiplômées, comme elle, qu’on emploie à appeler des taxis pour des traders qui sortent des tours de la Défense. Elle loge en auberge de jeunesse. Elle renonce à peu près à tout. Elle est comme l’étudiant d’Un homme qui dort de Pérec. On pense souvent à Pérec en lisant Marion Messina qui s’offre quelques morceaux de bravoure écrits au conditionnel, comme dans Les Choses. A cette différence, une fois encore, que les temps ont changé. Aurélie n’a plus les moyens de déprimer, à peine ceux de rêver. Le Paris qu’elle voit n’est pas la ville bobo et hédoniste mais un espace gothique et pluvieux qui ne veut pas loger la force de travail dont il a pourtant besoin, un lieu où règne, après le jargon universitaire, le jargon managérial qui emploie des mots très ronflants afin de vous motiver pour gagner à peine de quoi survivre.
Aurélie ne lit plus, ne sort plus ou si peu, dans quelques bars branchés, le soir. Elle côtoie en faisant durer sa bière des jeunes gens de son temps : « Ils avaient déjà voyagé dans une dizaine de pays. Ils méprisaient les syndicalistes, rêvaient du cosmopolitisme mondialisé mais associaient les mots "Arabes" et "racailles", "Rom" et "voleur". Ils prétendaient lutter contre les discriminations LGBT, vantaient les méritent du libéralisme économique, considéraient que la France était un pays agonisant et post-soviétique, ils votaient socialiste. »
Quand Aurélie, après quelques aventures décevantes et des retrouvailles avortées avec Alejandro, revient à Grenoble, elle s’aperçoit qu’elle a vingt ans. On sait depuis Nizan que ce n’est pas le plus bel âge de la vie. De fait, Marion Messina ne nous aura rien épargné dans Faux départ. Elle aura même rempli, dès ce premier roman, le cahier des charges de tous les vrais écrivains : nous apporter, avec calme, de très mauvaises nouvelles et se livrer à un merveilleux travail de démoralisation du lecteur en lui tendant, tout simplement, un miroir.
Jérôme Leroy
Faux départde Marion Messina (Le Dilettante, 2017)
paru dans Causeur (décembre 2017)
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