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Sade et Beckett chez les zombies
La contre-nature des choses (Actes Sud) de Tony Burgess réinvente de manière radicale le roman postapocalyptique.
Il ne faudrait pas que le lecteur s’abuse s’il lui vient l’idée de s’aventurer dans La contre-nature des choses de Tony Burgess (Actes Sud). Le roman est court mais éprouvant. Il est présenté comme un récit de fin du monde, ce qu’il est en partie, mais il s’agit surtout d’un poème en prose noir, déviant, splendide. Tony Burgess fait partie de ces auteurs qui sont capables de s’approprier les codes des genres populaires, parfois les plus adolescents comme ici l’apocalypse zombie, pour en faire quelque chose d’autre qu’il faut bien se résoudre à appeler de la littérature, même si l’horreur vous donne ici rendez-vous à chaque page, ou presque, sous les formes les plus diverses.
Le phénomène est connu, néanmoins : La Route de Cormac Mc Carthy ou La Constellation du chien de Peter Heller avaient montré que le thème de la fin du monde décidément obsédant par les temps qui courent, pouvait donner des œuvres majeures. Evidemment, il y a ceux que la fin du monde agace, comme s’ils étaient dans le déni. Ils se recrutent en général sur un prisme assez large qui va des macronistes béats persuadés que tout évolue formidablement bien aux derniers climatosceptiques qui s’obstinent à confondre climat et météo et continueront à voir un complot du GIEC quand les classes moyennes commenceront à se massacrer autour des derniers points d’eau.
Mais revenons à La contre-nature des choses, à ce bref roman où le Sade des 120 journées a donné rendez-vous au Beckett de Fin de Partie. L’humanité a survécu. Tant pis pour elle, serait-on tenté de dire car le problème que posent les zombies, c’est surtout celui des corps et de leur recyclage. Ils ne sont pas ici des créatures du genre de World War Z ou de Walking Deads. Ils ne sont ni agressifs, ni anthropophages. Simplement, ils continuent à être travaillés par des spasmes après leur mort. Ca n’a l’air de rien mais des morts qui tressautent sans arrêt, ça désorganise assez vite le monde : « Il y a vingt ans. C’est à cette époque que les gens ont cessé de mourir proprement. Ils étaient morts au sens où ils cessaient d’être des gens. Mais ils étaient vivants parce qu’ils arrêtaient jamais de bouger. Ils marchaient pas. Ils faisaient aucun truc particulier. Juste ils bougeaient. Une étrange et douce agitation. Un genre de maladie de Parkinson qui se poursuivrait post mortem. »
Après avoir essayé de multiples solutions, devant l’ampleur du phénomène et le chaos mortifère qu’il a engendré, les gouvernements ont décrété l’Orbite, c’est à dire l’envoi dans l’espace de ces milliards de cadavres agités, au point de plonger la planète dans une lumière crépusculaire. Quand le roman commence, on assiste à l’errance d’un narrateur totalement hypocondriaque dans une ville canadienne, en compagnie d’un petit garçon. Il est à la recherche, pour l’éliminer, d’un Vendeur monstrueux nommé Dixon. Un Vendeur dans cette société exténuée, c’est un homme qui persuade des gens de se suicider pour récupérer leurs biens. Dixon, lui, en plus s’amuse avec les corps de ses victimes en faisant preuve d’une imagination dantesque. On devine que le narrateur et le Vendeur, autrefois, ont été amis, tous les deux mercenaires dans les nombreuses guerres menées par les grandes puissances à l’époque de leur splendeur.
Tony Burgess, dans une langue dépouillée, d’une précision clinique hallucinée, avec des rafales de phrases courtes, nous immerge dans une morbidité constante, un clair-obscur désespéré. Cette manière de tenir la note tient de l’exploit, mais un exploit effroyable. Tout en suivant la lutte à mort entre le narrateur et le Vendeur, on cherche désespérément une porte de sortie : il n’y en a évidemment aucune.
Rien ne nous interdit, pourtant, de lire La contre-nature des choses comme une métaphore éminemment politique. On s’aperçoit ainsi, au fur et à mesure de la lecture, que l’univers dans lequel nous évoluons avec ce roman, qui nous semble au début si déroutant, est en fait le reflet à peine déformé du nôtre. Tony Burgess ne fait que grossir habilement des traits de notre présent qui se résume dans une culture de mort généralisée où les corps ne sont plus sacrés depuis belle lurette et sont soumis à toutes les agressions imaginables à travers la guerre, la torture, la pollution, les drogues légales ou non, la pornographie, le darwinisme social érigé en règle universelle.
C’est cela qui fait, paradoxalement, de La contre-nature des choses, au-delà d’une foire aux atrocités comme aurait dit JG Ballard, un très grand roman moral.
Jérôme Leroy
(paru sur Causeur..fr)
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