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Le chant du monde selon Ron Rash
Il y a un vrai bonheur à lire Ron Rash. Cet écrivain américain est poète et auteur de romans noirs. C’est la même chose : une question d’angle de tir, de capacité à saisir la réalité du monde derrière les apparences, à la restituer dans un mélange déroutant la précision car la poésie est aussi précise qu’une intrigue de roman noir, et la sensation car un bon roman noir, comme un poème, laisse après sa lecture, une saveur ou une couleur qui tient longtemps le lecteur.
Dans Un silence brutal, le dernier roman de Rash paru en France dans la nouvelle collection La Noire chez Gallimard, il y a justement un personnage de poète. Une femme, la quarantaine, gardienne d’un parc naturel dans les Appalaches. Les Appalaches de Rash, présentes dans tous ses romans, sont comme la Provence de Giono : il s’agit autant d’un territoire géographique que d’un paysage mental, d’une contrée rêvée. On ne cite pas Giono au hasard. C’est l’écrivain préféré de Rash et l’on trouve en exergue un magnifique extrait du Chant du Monde, le roman le plus panthéiste de Giono qui est aussi un pur western épique. Poésie et roman noir : décidément on n’en sort pas.
La femme poète et gardienne dans Un silence brutal s’appelle Becky. Elle connaît la botanique et la zoologie sur le bout des doigts. Elle sait écouter le chant des rivières. Parfois des bus scolaires s’arrêtent, les enfants viennent l’entendre parler de la clarté des choses. Rentrée chez elle, elle écrit des poèmes. Rash montre de l’intérieur comment nait un poème, c’est aussi passionnant que de voir un shérif traquer des trafiquants de méthédrine, la drogue préférée des paumés du coin. C’est dangereux, de traquer ce genre de types même s’ils n’ont rien de commun avec les narcos. Plutôt de pauvres gars défoncés qui jouent aux apprentis chimistes dans des caravanes pourries. Il faut même mettre des combinaisons NBC pour aller les arrêter à cause des ingrédients toxiques nécessaires à cette saloperie.
Le shérif s’appelle Lester. Tout le monde l’appelle Les. Il a cinquante piges et deux adjoints. Il va prendre sa retraite dans les semaines qui viennent. Il est raisonnablement corrompu ou plutôt il met de l’huile dans les rouages : le dealer de shit du coin lui file cinquante dollars par-ci par là. Les pense que ça lui paiera sa terrasse et que le type, au moins, ne fabrique pas de meth et le rencarde à l’occasion.
Beck, la gardienne poète et Les, le shérif qui peint aussi des aquarelles sont amis, une amitié amoureuse, en fait. Ils ont chacun un passé. Beck a vécu avec un activiste écologiste abattu par les flics et Les n’a pas voulu comprendre que son ex-femme souffrait de dépression.
Tous les deux, ils vont essayer de défendre un vieux qui ne veut pas vendre sa ferme à un entrepreneur qui a construit un genre de relais et châteaux pour chasseurs friqués. Mais chez Ron Rash, personne n’est vraiment méchant ou alors par bêtise ou maladresse.
On a l’impression, chez lui, d’entendre en permanence de la country chantée par Emily Dickinson. Oui, cela fait un son étrange, mais c’est très beau parce que Rash a un sacré talent. Aussi bien pour célébrer le chant du monde que montrer la vie sordide des camés qui oublient leur seringues dans des décors de rêve.
Le shérif Les et Beck savent que ce chant du monde, il est toujours menacé, toujours fragile. Mais ils n’en perdent rien, pas une miette, pas une note. Finalement, ils sont heureux.
Comme le lecteur quand il aura refermé Un silence brutal.
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