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Hével de Patrick Pécherot: la grâce efficace
Dans le roman en général et dans le roman noir en particulier, on distingue deux catégories d’auteurs : il y a les raconteurs d’histoires et les écrivains. Les raconteurs d’histoire visent à l’efficacité sans trop se préoccuper du style. On les trouve aujourd’hui sur toutes les tables des librairies. Ils écrivent en général des pavés avec 200 ou 300 pages de trop. Quand leurs romans ne sont pas obèses, ils peuvent nous passionner, mais on les oublie à peine terminés. Ce sont des produits de consommation courante, des thrillers pour l’été qui seront vite lus mais jamais relus, signe évident que l’on n’est pas vraiment en présence de littérature. Le marketing qui a réponse à tout, dans sa rage taxinomique, les appelle des « page turner ».
Dans le roman noir, on trouve aussi des écrivains. Ils ont un ton, un univers, une atmosphère. Rappelons-nous A.D.G., Prudon, Siniac. Assez vite, pour eux, l’histoire passe au second plan. Un des pères fondateurs du roman noir, Raymond Chandler, ne reconnaissait-il pas ne pas vraiment s’y retrouver dans l’intrigue plutôt boiteuse du Grand Sommeil, qui n’en demeure pas moins un chef-d’œuvre ? Parfois, cela va trop loin. On perd en route le plaisir innocent de frémir, de se passionner comme la première fois qu’on lit Les Trois Mousquetaires.
Et puis il arrive, de temps en temps, qu’on rencontre un auteur qui parvienne par l’intercession d’une grâce efficace à marier l’histoire et le style, l’intrigue et la magie des mots, la péripétie et la poésie. Patrick Pécherot est de ceux-là, et c’est pour cela qu’il faut lire Hével, son dernier roman. Hével est un mot de l’hébreu ancien que l’on retrouve dans certaines traductions du livre de l’Ecclésiaste. Il désigne une réalité éphémère, illusoire, absurde. Il illustre l’impossibilité de se fier à une vérité établie.
En choisissant ce titre, Pécherot a aussi parfaitement défini la philosophie du roman noir. Hével est pour l’essentiel constitué du récit d’Augustin, dit Gus. On peut penser qu’il s’agit maintenant d’un vieil homme. Gus, on le comprend assez vite, s’adresse à un interlocuteur qui demeurera muet. Un journaliste, sans doute, peut-être un écrivain qui enquête sur des événements qui ne datent pas d’hier. Des événements qui se sont déroulés en janvier-février 1958 dans le Jura et se sont terminés en pleine montagne, sur la frontière suisse, alors qu’un hélicoptère Sikorsky de la gendarmerie soulevait la poudreuse dans le vrombissement de ses pales.
Au début, pourtant, ce que Gus nous raconte, c’est l’histoire banale de deux chauffeurs routiers, lui et André, sur les routes du Jura à une époque où ce métier ressemble au Salaire de la peur. Un film d’époque qu’Augustin a vu dans son cinéma de quartier. Il connaît même le propriétaire d’un restau, Maurice, un ancien chauffeur, qui avait donné quelques conseils techniques à Yves Montand et Charles Vanel. D’ailleurs, s’arrêter chez Maurice est toujours un bon moment : « Dans ce temps-là, les restaus routiers faisaient le plein. Menus mastards, portions commaques. Tout ça, c’était avant les autoroutes, les aires de repos, les boîtes noires et les alcootests… »
Dans l’équipe que forment Gus et André, c’est André le patron du vieux camion Citroën à l’essieu fatigué, aux pneus lisses, qui survire dangereusement dans les lacets franc-comtois. André est un ancien résistant dont les affaires vont mal, qui n’a plus la tête au boulot depuis que son petit frère est en Algérie. Parce qu’en cet hiver 1958, les événements battent leur plein. Et quand on croise des gendarmes chez Maurice au moment des poireaux vinaigrette, ils ne viennent pas seulement vérifier l’état des camelards. Ils traquent aussi les déserteurs ou les porteurs de valises du FLN. Gus n’a pas d’opinion bien précise sur la guerre d’Algérie. Il se contente, malgré le danger, d’apprécier la beauté de la route au petit matin, le plaisir des haltes chez des rousses au peignoir entrouvert quand elles servent les cafetières de jus arrosé, celui qui donne le coup de fouet pour faire danser la vie.
Les lecteurs habituels de Pécherot ne seront pas surpris de trouver dans Hével cette veine populiste qui est celle des Eugène Dabit et des Henri Calet, cette manière de rendre sensibles et vivants les milieux populaires, sans romantisme mais sans complaisance dans le sordide. Les autres découvriront que ce ton juste est lui aussi une grâce et que Patrick Pécherot l’a reçue pour recréer une époque à travers les chansons sur les pick-up, les marques d’apéritifs disparus, la rumeur du monde en une des quotidiens locaux, le Progrès ou l’Est républicain.
Gus a connu la mouise, les aubes où on bat la semelle en attendant l’embauche, il a même été crieur de journaux au moment de l’affaire Dominici, « le dernier boulot avant la cloche ». Il est reconnaissant à André de lui avoir donné une seconde chance. Il ne va pas forcément le montrer de manière très convaincante. Alors qu’il découvre avec André un déserteur caché dans le camion, un certain Pierre, Gus ne trouve rien de mieux que de se bagarrer avec des Arabes au Poiset, un quartier de Dôle. Il se retrouve avec le bras en écharpe, incapable de conduire le vieux camion ou d’aider au chargement. Il va même en tuer un au hasard, d’Arabe, pour se venger, et va rester avec sa culpabilité. Tandis que Pierre, le déserteur, lui, il peut aider. En plus, on apprend qu’il cherchait André pour lui annoncer le suicide de son frère Paul, en Algérie.
Pécherot sait alors insensiblement transformer la chronique sociale mélancolique en drame historique. Le petit Paul en a fini avec la vie parce qu’en Algérie, il a fallu torturer alors qu’il avait commencé son service sous les ordres du général de Bollardière, à essayer de s’assurer la sympathie des populations locales contre le FLN, et l’avait terminé avec Massu à jouer au supplice de la baignoire.
Le journaliste invisible, qui regarde sans cesse son portable en recueillant les propos de Gus, s’impatiente. À quelle vérité, au juste, correspond ce rapport de gendarmerie, vieux de soixante ans, qui parle de trois morts violentes sur la frontière suisse ? Et Gus de répondre : « Si vous en êtes là, laissez tomber. J’essaie de causer odeur, couleurs changeantes, arbres, brouillards et murs des villes. Si je pouvais, je vous dirais aussi les en-cas et les menus, pain et service compris. L’essentiel, quoi. L’entre-les-lignes, les mots dans un regard, un geste, un port de tête. »
L’air de rien, Pécherot nous livre ainsi, avec Hével, en plus du drame poignant d’hommes simples broyés par l’histoire, un véritable art poétique du roman noir.
Hével, de Patrick Pécherot, « Série noire », Gallimard, 2018.
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